lundi 30 juin 2014

LE CRÈV' SOT'







                                                             L'église de Saint-Georges d'Oleron






      LE CRÈV’ SOT’


      Le musée de Saint-Pierre d’Oléron en expose un, 
mais, si je ne me trompe pas, l’étiquette le présente 
comme un « tricycle » …

      C’est bien un tricycle, en effet : Il a un siège 
et trois roues nanties de pneumatiques … Il a 
un guidon, comme les bicyclettes. Il a des pédales 
pour le faire avancer. Il a une sonnette pour avertir 
les piétons. Il est généralement peint en noir.

      Vous me direz qu’on en fabrique encore 
de nos jours, des tricycles, légers, modernes … 
Certains sont même très pratiques : On peut, 
derrière la selle, poser ses paniers … 
Oui, mais ces engins ont peu de choses 
à voir avec les crèv’sot’ !

      Du temps de ma jeunesse … 
Et c’est dire que mon âge commence 
à mériter l’attribut de «canonique»… 
Du temps de ma jeunesse, nul ne se serait 
attardé à regarder un crèv’sot : 
Il y en avait tellement !



      Cet engin qui vous paraît aussi antique 
que le diplodocus était utilisé surtout par les hommes
 d’un certain âge … Et les femmes d’une 
certaine corpulence … Il avait l’avantage de tenir 
debout tout seul quand on l’abandonnait devant 
l’église pour la durée de l’office ou au coin 
d'un champ lorsqu’on allait faire les foins ou 
vendanger… Bien sûr, on prenait soin de le mettre 
à l’ombre, tout comme vous feriez pour votre vélo.

      Vous en avez déniché un dans le fond 
d’une grange ? Aurez-vous le courage de l’essayer ? 
– Facile, direz-vous : Avec trois roues, on ne peut 
pas tomber !

      Ouais, Facile ! … Tout d’abord, il faut grimper 
dessus et donc lever la jambe … Bon, vous avez 
réussi à vous asseoir sur le siège ? … Prenez le 
guidon en plaçant bien vos deux mains … 
Attrapez les pédales et calez vos pieds … 
Si vous arrivez du premier coup à partir et à 
rouler tout droit devant vous, vous êtes bon pour 
vous engager dans un cirque comme acrobate ! …


      Pour ma part, au premier essai, l’engin 
a refusé obstinément d’adhérer à la ligne droite : 
Le guidon me conduisait sur la gauche 
et le tricycle a décrit un cercle ou ce qui y 
ressemblait beaucoup … Ah bien oui, facile ! 
… Redressez le guidon et recommencez : 
Vous partez sur une superbe courbe, à droite 
ou à gauche …
Vous voilà incapable de prédire où vous irez !


      Vous avez parfois appuyé durement sur 
les pédales de votre vélo, sur la route qui va de 
Sauzelle à Saint Georges ? … 
Avec le vent debout, 
il arrive que la randonnée soit ardue, mais 
essayez donc lorsque vous serez grimpé 
sur le tricycle … 
Vous comprendrez vite pourquoi un Oléronnais 
ne parle jamais d’un « tricycle », mais a baptisé 
cet engin le « crèv’sot’ ». Notons au passage 
que les Oléronnais prononce tous les « t » 
lorsqu’ils se trouvent à la fin des mots … 
Et même lorsqu’il n’y en a pas : Par exemple, 
en ce qui concerne le village de « Dolus », 
ils diront « Dolut’ » … 
J’ai retrouvé cette particularité langagière 
dans le créole de certaines îles ou quelques 
oléronnais ont dû émigrer …



      Bon, vous avez compris ? L’engin 
était lourd, il fallait une certaine habitude pour 
le piloter et, lorsque le vent soufflait … 
Et c’est pour cela qu’on l’avait ainsi baptisé … 
Vous y êtes ? … Crève sot !

      Ah, il fallait voir la Marie, lorsqu’elle 
venait jusqu’au bourg : Croupe large, enveloppée 
dans une vaste robe noire, son fichu noir 
sur la tête … Se déhanchant à droite, puis 
à gauche pour pédaler. On dit qu’elle pesait tant 
sur les pédales qu’un beau jour elle en a cassé une ! 
… Le père Crépeau l’a réparée sur son enclume, 
dans sa forge !

      Je me souviens aussi du grand Jacques, 
tout maigre, aussi long qu’une asperge ou 
"qu'un jour sans pain"… Il pédalait sagement 
et s’arrêtait pour souffler lorsque le vent était 
trop fort …
 Il laissait ensuite son crèv’sot’ devant la porte du 
café de l’océan … Si l’engin n’y était pas, c’était 
que le grand Jacques n’y était pas !

      Ah, les crèv’ sot’ ! Ils faisaient partie 
du paysage oléronnais et … Au Moins … 
Ils ne faisaient pas de bruit ! 
Madame, Madame la conservatrice du 
Musée d’Oléron, changez vite l’étiquette, 
je vous en prie  !